Petit Canard No113
2024 Octobre
LE MOT DU PRÉSIDENT
Merlin ou la désenchanteresse venue d'Amérique
En cette fin avril 2024, le petit bois de Sabine's Wood sur la côte texane du Golfe du Mexique fourmillait de passereaux tombés du ciel. Ce bastion forestier isolé, avancé sur le front de mer, accueille les oiseaux épuisés par les 1000 km de traversée du golfe.
Grouillant frénétiquement dans la canopée, mais aussi au sol, les parulines, moucherolles et grivettes reprenant des forces avant de poursuivre leur voyage herculéen offraient un spectacle saisissant. Les cris et les bribes de chants trahissaient leur impatience de rejoindre le territoire qu'ils défendront pour engendrer leur descendance. Mus par l'appel irrésistible du Nord, ils ne seraient sans doute plus là le lendemain, en route vers la taïga canadienne. Conscient de l'urgence, il ne fallait rien rater du spectacle. Je me sentais comme un enfant dans un magasin de bonbons, ne sachant plus où donner de la tête.
N'ayant jamais assisté à pareille manne, j'imaginais que les dizaines d'ornithologues présents profitaient comme moi du spectacle, même s'il devait être plus habituel pour eux. Comme moi, ils devaient scruter fiévreusement le feuillage, à l'affût du moindre mouvement suspect. Mais il n'en était rien, à mon grand étonnement. Je les voyais arpenter lentement le sous-bois, voûtés, les yeux fixés sur leur téléphone portable. Etaient-ils blasés à ce point? Ou avaient-ils reçu une terrible nouvelle qui allait bouleverser leur existence? Leur équipe favorite de baseball était-elle en train de perdre? Un ouragan allait-il s'abattre dans l'heure? Lorsque je me suis enquis de la raison d'une telle préoccupation, la réponse fut sans équivoque: Merlin!
J'avais déjà entendu parler de cette application venue d'Amérique, qui identifie et affiche en temps réel les manifestations vocales des oiseaux, mais je ne savais pas qu'elle était efficace au point de renoncer au spectacle qui s'offrait à nos yeux. Abusivement appelée Intelligence Artificielle (IA), il s'agit en réalité d'informations accumulées avec une précision telle qu'elle permet de repérer et reconnaître les oiseaux sans utiliser nos oreilles. Il est vrai que son développement, plus avancé en Amérique qu'en Europe et qui n'en est qu'à ses balbutiements, est déjà d'une efficacité déconcertante. D'autres applications d'IA, comme INaturaliste, donnent en une fraction de seconde le nom de l'araignée qui a creusé le trou que vous avez pris en photos, sans trop d'espoir de connaître son propriétaire. Certaines marques développent même des jumelles affichant le nom de l'espèce observée, avec moins de réussite toutefois.
Cette possibilité de mettre un nom sur n'importe quelle plante, mollusque ou insecte est une véritable révolution de la connaissance des espèces, une vraie source de satisfaction. On est bien loin de l'ornithologie des anciens, comme en 1933, lorsque Paul Géroudet devait comparer son croquis de terrain avec un spécimen du Muséum d'histoire naturelle pour confirmer sa première observation de Harle huppé. Mais va-t-on pour autant oublier de profiter de l'instant présent, comme repérer l'oiseau tant espéré se faufilant furtivement dans la canopée? Va-t-on délaisser nos sens au profit des micros ou des lentilles de la machine? Efficaces sans doute, mais alors quel désenchantement! La connaissance intime, celle qui provoque l'émotion, serait perdue. Continuons à nous émerveiller, à faire confiance à nos yeux et à nos oreilles, apprenons le chant des oiseaux, reconnaissons-les à leur manière d'être, nous ne serons pas des robots.
Pour le comité du COL Lionel Maumary
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