Petit Canard No111
2023 Septembre

LE MOT DU PRÉSIDENT
Jusqu'où ira la chasse aux espèces invasives?
Guêpiers d'Europe interdits d'accéder à leur nids par les arracheurs de solidages, pontes de Chevaliers guignettes anéanties par les éradicateurs de lupins, nids de Tariers pâtres détruits par les arracheurs de chardons, une fureur exterminatrice semble s'être emparée des services de l'Etat dans notre pays. Renouée du Japon, laurier cerise, buddléia, robinier, séneçon, solidage, vergerette figurent parmi les plantes exotiques indésirables car envahissantes. La chasse est ouverte, leur éradication se fera par tous les moyens, la «liste noire» du canton de Vaud ayant encore récemment été augmentée à 40 espèces. Comble d'ironie, certaines d'entre elles sont pourtant encore vendues dans les jardineries.
La faune a aussi ses espèces invasives, avec le Frelon asiatique, la Couleuvre tessellée la Grenouille rieuse et la Moule quagga en premières lignes. La guerre totale est déclarée à cette dernière, un mollusque originaire de la mer Noire. C'est oublier qu'avant elle, la palourde asiatique une autre moule invasive - a régné pendant plus d'une décennie, et dont il ne reste déjà pratiquement plus que des amas de coquilles vides sur nos rivages. Et on ne parle déjà plus de la moule zébrée, aussi originaire de la mer Noire, qui a envahi nos lacs au début des années 1960. Cette dernière a constitué la manne qui a fortement contribué à l'essor des canards plongeurs hivernants sur nos lacs. Tout cela s'est fait bien sûr au détriment de l'anodonte, le seul bivalve indigène, dont on ne voit pratiquement plus les sillons sur les fonds
sablonneux.
Alors la guerre est ouverte, mais le combat est perdu d'avance. En effet, il n'est pas possible d'anéantir ces populations de plantes et d'animaux qui prolifèrent à grande échelle sous nos latitudes. Lorsqu'elles trouvent un terrain propice à leur développement et leur dissémination, leur nombre croît exponentiellement avant d'atteindre un plafond et se stabiliser à un niveau bien plus bas. Plutôt que de se lancer à corps perdu dans la bataille, ne devrait-on pas plutôt se rendre à l'évidence et laisser faire la nature?
Depuis quelques années, ce combat illusoire a viré à l'hystérie au point d'en devenir inquiétant pour la préservation des habitats. On en vient même à stigmatiser les milieux pionniers, terreau favorable aux plantes invasives mais pourtant si rares et importants pour quantité d'insectes et de batraciens. Plus inquiétant encore, la moindre remise en question de telles pratiques suscite des appels au lynchage immédiat. Si cette idéologie trouve sans doute ses racines dans l'amour du «propre en ordre» tout helvétique, les enjeux sont devenus financiers. En effet certaines entreprises se sont créées uniquement dans le but d'éradiquer des espèces invasives.
Il semble pourtant légitime d'interroger le bien-fondé de telles pratiques poussées à l'extrême, pour trois raisons principales. La première, déjà évoquée plus haut, est qu'il n'est possible d'éradiquer une espèce invasive que lorsqu'elle est géographiquement ou topographiquement confinée, par exemple sur une île ou dans un ruisseau isolé. La deuxième est que certaines espèces invasives peuvent être bénéfiques aux espèces indigènes, en leur procurant habitat ou nourriture. C'est typiquement le cas du buddléia pour les papillons, de la moule zébrée pour les fuligules ou de la blennie fluviatile pour
les grèbes. La troisième est la confusion entre des espèces allochtones invasives et des espèces indigènes comme les chardons, importantes pour les insectes et les oiseaux. Or ces essences autochtones sont combattues au même titre que des invasives, même lorsqu'il n'y a plus d'enjeu agricole. En effet, les chardons sont arrachés depuis des décennies dans les prés et pâturages car ils sont dédaignés par les vaches, sans grand effet d'ailleurs. Cela ne fait aucun sens d'arracher les chardons dans les réserves naturelles, dans les surfaces de compensation écologique ou en zone urbaine.
La lutte contre les envahisseurs venus d'autres continents se justifie pourtant dans certains cas, lorsque la survie de population d'espèces autochtones en dépend et, d'autre part, parce que les mesures peuvent être efficaces grâce au confinement des envahisseurs. C'est le cas notamment de l'écrevisse à pattes blanches, dont les populations indigènes ont pratiquement disparu à cause des maladies transmises par les espèces américaines introduites dans nos lacs et rivières. Dans ce cas il semble possible d'isoler les derniers retranchements des écrevisses à pattes blanches à l'amont des ruisseaux.
En ce qui concerne les oiseaux, le seul exemple d'éradication qui se justifiait en Europe et qui a réussi concerne l'Erismature rousse, dont les populations férales introduites d'Amérique en Grande Bretagne, menaçaient l'Erismature à tête blanche indigène par hybridation. Par contre, le Tadorne casarca, décrété ennemi public numéro 1 par certaines associations ornithologiques il y a quelques années, a été détrôné par l'Ouette d'Egypte. Le Casarca est passé aux oubliettes sans qu'il y ait eu d'intervention humaine. Le Grand Cormoran est souvent présenté comme une espèce invasive, même dans des médias de service public, alors qu'il s'agit du retour d'un oiseau exterminé par l'Homme en Europe continentale en raison de la concurrence pour la pêche, revenu après sa mise sous protection.
La pesée d'intérêt entre éradication des espèces invasives et préservation des habitats devrait être mieux réfléchie. Au final, n'oublions pas que si une espèce doit être qualifiée d'envahisseuse, c'est en premier lieu la nôtre.
Pour le comité du COL
Lionel Maumary
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